LA GLOIRE DU TAUREAU
Texte de François CAVANNA
Le Parisien a le Tour de France. Le Monde a la corrida. C’est pas le même public. Une fois ou deux dans l’année, Jean Lacouture — qui ne fait pas que ça mais fait aussi ça, et avec quelle passion ! — Jean Lacouture se paie dans Le Monde son encadré vedette sur l’art sublime et cruel de la tauromachie
Jean Lacouture se paie dans Le Monde son encadré vedette sur l’art sublime et cruel de la tauromachie. Avec le lyrisme sobre et le vocabulaire choisi qu’impose le genre. Comme les choses de cheval et de voile, la course de taureaux se veut une connivence, un ésotérisme, c’est pas tout le monde qui peut en parler de but en blanc, faut une initiation, c’est justement ça qui plaît tant aux gros cons. Lacouture, qui d’habitude écrit plutôt proprement, perd ici les pédales et trouducute aficionado avec des fulgurances qui se veulent hautaines et ne sont que du Montherlant au rabais. Aussi con que Montherlant, plus c’est pas possible, mais du Montherlant crotte de bique, si vous voyez… Vendredi dernier, Lacouture nous apprit que, par la vertu de certain «nouveau règlement», «le temps des veaux est passé».
Chic! On ne verra plus «combattre» (tu parles!) dans l’arène que des vrais mâles de quatre ans, avec du poil au coeur et du piquant aux cornes, au lieu de ces lamentables «adolescents sans malice» qui, depuis trente ans, nous apprend Lacouture, «bêtes immobiles de stupeur infantile», ont rabaissé la tauromachie à n’être plus qu’une simple branche du ballet. Honte.
Au passage nous apprenons que les prestigieux Manolete et El Cordobès, dont Lacouture ou d’autres Lacouture ont tant exalté la folle audace, n’étaient que des truqueurs, des trouillards, des faiseurs, des danseurs… Le public n’en était pas moins enthousiaste, les littérateurs spécialisés «sang et lumière» pas moins délirants , les «veaux immobiles de stupeur infantile» pas moins mis à mort après savantes tortures aux banderilles sous les hurlements d’une foule de pauvres cons sadiques qui n’ont que ça le dimanche, après la messe et avant le coït…
Mais Jacques Brel a déjà gueulé tout ça, et tellement bien! Ceci à l’occasion d’une «féria» donnée à Mont-de-Marsan. (A propos, savez-vous que la corrida avec mise à mort est en train de salement gagner du terrain en France? Toute une clique de faiseurs de pognon s’en occupe activement, bien secondée par quelques gens de plume inspirés… Les études de marché l’ont prouvé : il y a un public. Voilà un résultat positif des vacances en Espagne. Si nous ne leur avons pas apporté la démocratie, du moins nous ont-ils donné leur merde.)
Je hais la corrida.
Parce que je hais la mort.
La mort n’est pas un spectacle. La mort n’est pas un jeu. Surtout la mort des autres. Les autres : les taureaux, je veux dire. Quant aux petits connards déguisés pleins de paillettes qui gambadent et font les beaux devant les cornes, qu’ils crèvent, ils l’ont bien cherché. Et que crèvent les grasses merdes qui vont se chatouiller les glandes génitales à applaudir ça. Impayables, les mépris de Lacouture pour certains toreros qu’il estime « vulgaires» ! Comme si la corrida tout entière n’était pas, dans son principe et dans son cérémonial, la vulgarité même, la vulgarité au front bas, arrogante, épaisse, souveraine, barbouillée, caricature outrée de ce que les imbéciles croient être la noblesse, grand d’Espagne singé par un gugusse qui ne rigole pas… Et cette affectation à «estimer» le «noble adversaire» quand le taureau, pauvre con, s’est «bien battu»! Un torero indigne «bafoue» le «noble animal»… Qui, n’empêche, oppose une «aveugle fureur à l’art subtil de l’homme-dieu»… On affecte de lui rendre les honneurs, au toro, comme le chasseur au cerf qui s’est bien défendu, c’est-à-dire lui a procuré une chasse un peu intéressante, mais bien vite on insulte, puisque après tout il n’est là que comme repoussoir, la grosse brute. Et quand par hasard il refuse le jeu, n’est pas combatif, alors, là, pardon, quel torrent d’injures! Quel égout! A pourtant pas demandé à être là, le taureau. Vos jeux de cons, vous lui avez pas proposé gentiment si ça lui disait ou pas. Si j’étais taureau, je me coucherais par terre et j’attendrais l’égorgeur. Pas compter sur moi pour participer, merde. Jamais la moindre pitié. Ça ne leur vient même pas à l’idée, aux délicats amateurs.
Quand Lacouture déplore certaines pratiques destinées à amoindrir la bête: «…Si un certain régime alimentaire ou on ne sait quelle drogue ou châtiment préalable lui donne des pattes de flanelle, si l’image de ses cornes et les brutalités qui l’accompagnent lui infligent un choc psychique irrémédiable, il redevient ce veau insipide, cet infirme dont on prétend guérir la tauromachie…», c’est uniquement au nom du noble art dégradé, du spectacle raté. Et d’exalter par contraste la «dignité» des taureaux sauvages! Je sais, la réplique est au point — depuis le temps ! — et bien rodée : nous autres qui n’aimons pas ça sommes des sensiblards, des dégénérés, et en plus des grossiers incapables de transcender l’anecdote de la bébête assassinée pour n’être plus que poésie sauvage et atroce beauté, flamber corps et âme dans ce brasier de sang et d’or où l’homme, seul face à lui-même, minute de vérité, ô sommets, ô pourpre, ô sauvage grandeur, gningningnin…
Allez vous faire foutre, merdeux sanglants, chercheurs d’inouï à deux ronds, pisse-copie vautrés dans les caillots, les tripes et la merde, sourds aux meuglements d’agonie, attachés, branleurs esthètes, à apprécier le fini d’une «véronique» ciselée par une petite frappe à l’oeil sec dont c’était la seule chance d’échapper à l’usine… Tiens, Lacouture, tu me fais dégueuler. La tauromachie, spectacle pour SS. On aurait envie de croire que ces cochonneries ne s’expliquent que dans un pays abruti par un Franco… Mais le Mexique ? Mais le Portugal ? Mais Mont-de-Marsan, Arles, Nîmes? Une question (ridicule): quelle formation politique du Portugal actuel a-t-elle inscrit à son programme la suppression des courses de taureaux? Quelle formation politique de l’Espagne future? Quelle formation politique de la gauche française progressiste et généreuse?
Extrait de Cavanna à Charlie Hebdo, 1969-1981, Je l’ai pas lu, je l’ai pas vu… mais j’en ai entendu causer, éditions Hoëbeke, octobre 2005, 470 pages, 24 euros.
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